Pèlerinage marchois.

    En Limousin, je connais, mes amis, un hameau de quatre ou cinq vieilles maisons posées sur un terrain où trous et bosses n’ont point été ménagés. Hochant du chef et branlant de la base, elles s’élèvent au-dessus d’une mare que les saisons se plaisent à ceindre chaque année d’une couronne de genêts ou de bruyères.
Dans l’une de ces masures, habitent la mère Marie et ses petits enfants : Louisette, âgée de dix ans et Jean-Claude, chérubin fermement décidé à attraper son sixième printemps aux prochaines noisettes.
Les pauvres mignons sont orphelins ; il ne leur reste plus au monde que leur vieille grand-mère, si impotente, qu’il lui semble entreprendre un voyage au long cours lorsque la nécessité lui commande d’aller de son fauteuil à la cheminée. Il est pourtant bien utile qu’elle aille fourrer son nez là-bas dans la grosse marmite, parfois si fort chatouillée par les flammes, que, balancée comme une escarpolette au bout de sa crémaillère, elle risque dans cet exercice d’envoyer la soupe aux quatre coins de la chambre.
Pourtant aujourd’hui, la surveillance du repas n’est pas le principal souci de Marie ; maître Jean-Claude est tortillé par de violentes coliques qui lui font jeter des cris perçants, mettant aux cent coups la pauvre vieille. Heureusement, la voisine a entendu les pleurs de l’enfant et, aussitôt accourue, elle lui applique sur le ventre un cataplasme de son invention. Le remède fait merveille et maintenant notre galopin repose bien tranquille. Il est sujet à ces coliques qui précipitent mère-grand dans des océans de préoccupations, mais entre nous, je vous le confie tout bas, Jean-Claude visite fréquemment les vergers d’alentour et croyez bien qu’il n’y fait pas de bonne besogne !
Là, il croque à la va comme je te pousse tous les fruits qui lui tombent sous la dent, bien entendu fruits verts pour la plupart du temps et il se pourrait fort bien que cette dégustation clandestine soit la principale cause de ses désordres intérieurs.
Tout en veillant l’enfant, la voisine questionne Marie:
— A-t-il fait ses « voyages », votre petit ?
— Eh non bien sûr ! Répond la vieille femme. Qui donc aurait pu l’emmener ? Louisette est beaucoup trop jeune ; quant à moi, vous savez bien que mes jambes ne peuvent même plus me porter jusqu’à la mare !
—  On pourrait tout de même voir dans quelle direction bouge le Saint !  reprend la voisine ; s’il n’y a pas trop loin à aller, je conduirai bien volontiers Jean-Claude à la procession qui nous sera indiquée.

    Ici, mes bons amis, je vous dois une explication.
Le sort m’a fixée dans un coin  de la Haute-Vienne situé dans les Marches Limousines, aux confins de la Creuse, presque dans le Berry et pas tout à fait dans le Poitou. Pays sans personnalité, me suis-je dit, et dans lequel ne doivent plus exister les anciennes coutumes, et où vieilles légendes et contes de nourrices ont dû depuis longtemps être bannis des réunions de commères !
Je me trompais fort ! Le sol de notre village a été jadis foulé par des Gaulois qui ont marqué de leurs pieds pesants une empreinte que le temps n’a pas réussi à effacer et dans l’histoire que je suis en train de vous conter, l’origine celtique demeure en dépit du rite catholique survenu, laissant une légère saveur de paganisme à cette curieuse coutume.

— Allez donc quérir de l’eau ! dit Marie à sa voisine, on va ben voir quel est le Saint qui bouge !
Dans le baquet rempli d’eau, les deux femmes laissent tomber quelques vêtements appartenant à Jean-Claude, non sans les avoir marqués du nom des divers pays où ont lieu les processions. Seule une chemise disparaît au fond de l’eau ; vite on regarde la marque ! Mailhac Sur Benaize, c’est une chance, ce n’est pas loin ! « On bougera » donc vers sa Bonne Dame, autrement dit la Sainte Vierge, afin de lui demander de protéger notre Jean-Claude et le guérir de ses intempestives coliques.
Lorsque Juin eut répandu au bord des fossés ses fraises sauvages et parfumées, on connut dans la maison de Marie que le temps de la procession était arrivé. Au jour dit, la voisine exacte à tenir sa promesse vint chercher les enfants et le trio s’en fut la cervelle légère et le nez au vent. Le temps s’annonçait splendide. Le soleil écartant les vaporeuses brumes matinales se hissait lentement sur le monde ; les haies festonnées d’églantines, ou étoilées par les fleurs de cire de la clématite abritaient des nids remplis d’oiseaux nouveau-nés, la volaille sortait piaillante des poulaillers et se disputait le premier vermisseau de la journée tandis que les moutons fraîchement tondus trottinaient allègrement vers les pacages encore couverts de rosée.
On respirait à pleins poumons l’air de France, et nos amis tout ragaillardis par cet air-là décidément unique au monde, arrivèrent sans nulle fatigue sur le lieu de la procession.
A la porte de l’église, des marchands ambulants vendaient des poignées de rubans multicolores. La voisine n’eut garde d’oublier de s’en munir ainsi que d’une médaille qu’elle suspendit au cou de Jean-Claude; puis pensant qu’il serait bon d’intéresser le ciel à ses affaires personnelles, elle s’en fut se faire dire un « Ave » par un prêtre chargé de cette dévotion toute spéciale à la procession de Mailhac. Comme le voulait l’usage, le prêtre et la voisine récitèrent ensemble la prière et il était hors de doute que le Très Haut ne manquât pas d’exaucer « l’intention » particulière trottant dans la tête de la bonne voisine.
Puis, ces préliminaires accomplis, il ne restait plus qu’à entendre dévotement la messe.
Et à présent le carillon des cloches fait hoqueter le clocher, le chant des cantiques s’élève dans les airs, les bannières rutilantes de dorures et de broderies se balancent aux bras des jeunes filles, et les jardins s’empressent de répandre un parfum dans lequel tournoie l’haleine confondue de toutes les fleurs. Enfin, sortie de son sanctuaire, la Bonne Dame de Mailhac apparaît portée par de robustes épaules masculines. Puis doucement oscillante, Elle se met en marche suivie de la foule des fidèles allongés en de longues files de chaque côté de la route.
On s’en va à travers la campagne dans d’étroits sentiers où l’aimable chèvrefeuille emmêle ses souples lianes dans les arceaux des ronciers agressifs. La procession est longue, le chemin malaisé, mais personne n’y prend garde. N’est-on pas tout à la Vierge ?
Enfin une croix se dresse à l’angle du chemin, on s’arrête, et la voisine dépose sur la pierre formant autel quelques bribes des faveurs achetées tout à l’heure.

    Mais, me direz-vous mes amis, à quoi bon ces bouts de ruban ? Hélas ! je ne sais, nul ne le sait ! Cette coutume est tellement ancienne que sa signification paraît être sortie de toutes les mémoires. Pourtant aucun ne manque à cet usage car bientôt la pierre grise apparaît jonchée de menus morceaux d’étoffes rouges, vertes ou blanches.
La voisine prend le mouchoir de Jean-Claude, le frotte énergiquement, d’abord sur la croix, puis sur la joue du petit garçon, lui transmettant probablement ainsi les ondes saintes favorables à lui rendre la santé.
Et on se remet en marche au rythme lent des chapelets égrenés sur un ton monocorde, et sous la mystique caresse des répons qui s’éparpillent et bourdonnent par les champs, les blés graciles et encore verts s’inclinent en frissonnant.
Deuxième croix, deuxième station ! Même cérémonie ; monsieur le Doyen bénit la foule et on repart aussitôt vers une troisième étape.
Maintenant sorti des sentiers raboteux, on marche à l’aise sur une petite route fort ensoleillée il est vrai. Aussi s’empresse-t-on de rabattre les chapeaux sur les visages cramoisis, les foulards se déploient et les parapluies s’ouvrent mettant quelques points noirs sur le bleu du ciel.
Jean-Claude a trop chaud, il a mal au pied et pleurniche ; la voisine est obligée de le porter. Louisette suit, traînant la jambe et plus rouge que les cerises ballottant sur son chapeau.
Suant et soufflant, le cortège arrive à la troisième étape qui se situe tout benoîtement  au beau milieu de la route, à l’ombre fort heureusement ! Les pèlerins se groupent à la bonne franquette autour de la statue de la Vierge et lui chantent des cantiques, tandis que les châtaigniers, ces rois du Limousin, tout gonflés de la fierté d’avoir à abriter l’auguste Mère de Dieu, agitent délicatement leurs robustes branches au travers desquelles passe une brise légère venant faire frémir le tulle de la robe de Marie.
Il faut s’arracher à la douceur de cette oasis et s’acheminer vers la quatrième et dernière station.
Le soleil qui a maintenant pris une bonne hauteur, se poste convenablement au-dessus de la procession et lui déverse sans se gêner le feu de ses rayons. La voisine n’en peut plus ! Mais comme elle est avisée et de manières simples, elle tire son chapeau et sans plus de façon recouvre son chignon d’un grand mouchoir blanc. Puis, sans interrompre son cantique, elle remet chapeau par-dessus mouchoir, le tout à la diable, ce qui lui donne un aspect assez particulier.
La dernière croix s’élève au milieu d’un petit rond-point bordant le cimetière et les pèlerins, maintenant aux portes de Mailhac, terminent la procession en demandant à la Bonne Dame aide et protection, à la fois pour leurs vivants et pour leurs morts.
Cependant, avant que de se remettre en marche, des jeunes filles baisent dévotement le voile de Marie et passent rapidement sous sa statue.

    Vos yeux s’écarquillent amis, et je vois bien que vous pensez:
— Qu’est-ce encore que cela ?
Mais cette fois, je puis vous répondre. Ces filles désirent se marier et lorsqu’elles sont ainsi passées dans les jupes brodées de la Vierge, elles sont assurées de ne pas rester de vieilles demoiselles jaunies et desséchées par le célibat !

    Encore une descente raboteuse, puis une montée essoufflante et on rentre enfin dans l’église où viennent s’achever les actes de Foi et d’Espérance.
La procession est terminée ; désormais les enfants sont bénis et protégés par leur Mère Céleste.
Et si vous passez cet hiver auprès de la masure de Marie à l’heure où on ne voit plus à travailler et où il fait encore trop clair pour allumer la chandelle, frappez à l’huis, vous serez bien reçus et à la lueur du feu, mère-grand vous contera l’histoire « des voyages » et du pèlerinage de Mailhac bien mieux que je ne viens de le faire.
                                                                                                                                        28 août 1943