La dernière Martre.

Les illustrations sont de Lauri Kukhonen, un élève de 6éme de l’école Koulu d’ Jarvenpää en Finlande.(L’une de nos écoles partenaires de notre projet Coménius)    

 

 Connaissez-vous Cromac ? Non, bien sûr ! Cromac est un petit village qui fait de son mieux pour tenir tout entier sur un rocher. Il y réussit d’ailleurs avec peine, car il déborde comme une marmite trop pleine, et ses jardins s’étagent sur des flancs de granit, parmi lesquels, de-ci, de-là, s’espacent des morceaux de terre où des cultures maraîchères sont activement menées.

 

         Au printemps, les genêts et les cromacépines roses grimpent le long de la roche aride et transforment les contreforts de cette aimable bourgade en véritables jardins suspendus. Les maisons n’ont pas grand caractère, mais elles ont le bon goût de se retirer modestement, afin de laisser toute prépondérance à la place sur laquelle elles sont construites. Cette place, après tout, n’a rien de remarquable, elle est comme beaucoup d’autres, bosselée et raboteuse, et même il faut l’avouer, un peu de guingois, mais telle qu’elle est, je l’aime, car de son sol et de ses arbres plusieurs fois centenaires, il s’échappe certains soirs, à la nuit tombante, un mystère doux et mélancolique. Ce sol est vieux, très vieux, et il semble parfois se soulever en un long soupir, comme s’il était oppressé par la charge trop lourde de tous les disparus, enfouis depuis des siècles dans son sein, et son haleine glacée se répand en formes imprécises, vaporeuses comme des fantômes.

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         Si vous dévalez le long des jardins jusqu’au bas des rochers, vous arrivez au bord de la rivière « La Benaize » qui roule, gronde et cascade tantôt resserrée entre deux hautes murailles de bois touffus, tantôt coulant tout uniment dans un pré d’émeraude ; puis, si le caprice de la promenade vous pousse à traverser l’eau murmurante, il vous faudra sauter d’une roche à l’autre pour atteindre la rive opposée.

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         C’est ce que je fis un jour de novembre dernier, un de ces jours, où la campagne pressentant l’hiver proche, commence à s’endormir, enveloppée dans un capuchon de brouillard. Je marchais difficilement, perdue dans les fougères, butant sans cesse sur des blocs de granit émergeant de ce sol tourmenté. Le silence était impressionnant et j’évoquais, malgré moi, les histoires qui se racontaient autrefois à la veillée : histoires à la fois mystérieuses et terribles, comme celle des Martres par exemple.
La « Maison des Martres » était tout près de moi ; je la connaissais, c’était une sorte de caverne dans laquelle habitaient des femmes redoutables, connues sous le nom de Martres ou Tétrabouillis, qui attiraient les laboureurs pour leur faire téter leurs seins horribles et démesurés.
Malheur à celui qui se laissait prendre, car il perdait la vie ! A force de lutter contre les arborescentes fougères, j’en eus raison  et je me trouvai bientôt au seuil de la Maison aux Martres.

         La lumière filtrait ave4rectc parcimonie sous les dernières feuilles jaunies par l’automne, et je mis un moment avant d’apercevoir dans l’ombre, une forme tassée sur le sol. Effrayée, je reculai vivement, mais une voix criarde m’appela, tandis que la forme entrevue se levait péniblement.
Je retins un cri d’horreur ! Une femme très grande, très laide, fixait sur moi de gros yeux, qui luisaient dans une face terreuse, encadrée de longs cheveux noirs et huileux. Quelques loques, accrochées autour de sa taille, laissaient à découvert d’abominables seins, qui pendaient jusqu’aux genoux, et qu’elle rejetait sur ses épaules tandis qu’elle parlait. Une peur atroce m’envahit ! Je voulus fuir!
Demeure, me dit-elle, il y a longtemps que les hommes n’ont plus rien à craindre des Martres. — Oui, je suis une Martre, la dernière, ajouta-t-elle non sans mélancolie !
Je balbutiai quelques mots, exprimant ma surprise de la voir ainsi esseulée.

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— Tu voudrais savoir pourquoi je résiste aux siècles qui s’écoulent ? Eh bien ! Apprends-le et redis-le partout. Je maintiens la légende, cria-t-elle, soudain farouche, je veux que dans ce coin isolé du Limousin, on parle encore des Martres, de leur caverne, et de l’existence qu’elles y menèrent. Dans vos vies civilisées, vous avez supprimé le merveilleux. Vous avez cherché à détruire l’inconnu, l’inexplicable des Légendes, vous avez refusé de croire aux présences invisibles qui vous environnent. Vous les avez écartées, éparpillées, en répandant au grand jour des histoires qui se chuchotaient en frissonnant, le soir aux veillées. Les ruines des vieux châteaux ont été fouillées, les bois qui abritaient gnomes et fades ont été abattus, et le prix de ces recherches malfaisantes a été la mort du mystère. Et c’est bien fait, hurla-t-elle, si vos peuples sont maintenant sans joie, sans idéal, si les poètes n’ont plus d’inspiration, si les artistes ne se renouvellent plus, c’est que leur imagination n’est plus alimentée par la Légende.

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        Où est le temps où, escortée de mes sœurs, je parcourais la lande, encombrée de bruyères en poursuivant le laboureur qui s’aventurait hors de son champ ? Où est le temps, où je l’amenais aux dolmens construits de nos mains, et où nous l’offrions en sacrifice à nos dieux ? Oh ! Je sais, ajouta-t-elle, voyant le mouvement d’effroi que je ne pouvais réprimer, cela te paraît cruel, mais c’était notre loi et nous obéissions au surnaturel. Peu à peu la crainte que nous inspirions a rendu le laboureur prudent, et nos captures sont devenues plus rares. Mais la Légende était restée, jusqu’à ce que votre siècle, destructeur de mystère, soit venu la faire tomber dans l’oubli. Je hais les hommes, clama-t-elle. Va-t-en, ranime la Légende si tu le peux ; quant à moi, je maintiendrai la nôtre, celle des « Martres », jusqu’à ce que mes dieux viennent me relever de ma faction.

Je fuyais terrorisée, butant, tombant, me cramponnant aux digitales qui s’effeuillaient sous mes doigts crispés, et me déchirant le visage aux arceaux de ronces, qui se nouaient comme des tentacules autour de mes vêtements.
Je revins enfin chez moi, sur la rive civilisée de la Benaize, et affalée sur la terrasse qui domine la vallée, je me pris à contempler le dôme d’arbres touffus qui abritaient la dernière Martre, farouche gardienne de la légende en péril.

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         Avais-je réellement vu la Martre ? Ou bien mon imagination, sollicitée par l’ambiance chargée de souvenirs de l’ancienne Gaule, avait-elle subi une hallucination ? Je ne le saurai jamais. !
Quoi qu’il en soit, je suis de l’avis de la Martre, gardons nos légendes, et que nul n’en ignore, car chacun doit conserver dans un coin de son cœur ou de son esprit un peu de ce mystère qui permet d’imaginer, d’espérer, de vivre enfin, aidé par le rêve, consolateur des réalités déprimantes.