Il n’est point de prescription contre des créances légitimes réclamées sur le roi et dues encore aujourd’hui par l’Etat. Il en est encore moins contre l’injustice. Une famille dépouillée par le crédit d’un des plus redoutables ministres qui ayant gouverné la France, réclame contre une spoliation qui a enrichi les parents de ce ministre et contre une oppression qui pèse sur elle depuis un siècle et demi sans que ses plaintes ayent pu arriver jusqu’au trône.
Le sieur de Puylaurent, que représentent la marquise Dargicourt et consorts, fut honoré de la confiance de Gaston, frère de Louis XIII. Pourvu de la charge de chambellan de ce prince, admis dans son conseil, administrateur de ses finances et de son chancelier, il étoit en avance de 241.115 livres 6 sols, dont le prince lui fit expédier deux ordonnances les 10 et 12 janvier 1635.
Les services qu’il rendit à l’Etat en prévenant les suites qu’aurait pu avoir la retraite de Gaston en pays étranger parurent à Louis XIII mériter une récompense signalée. Le sieur de Puylaurent obtint la plus grande grâce que pussent jusqu’à nos jours accorder nos souverains. Il fut élevé à la dignité de duc et pair.
Il s’agissoit de trouver une terre sur laquelle put reposer ce titre de dignité. A cette époque, la maison de Gonzagues vendoit les possessions qu’elle avoit en France pour acquitter les dettes énormes que le duc de Mayenne avoit contractées. Louis XIII nomma le garde des sceaux Seguier et les surintendants Fouquet et Boutillier, ses commissaires, pour acquérir la terre d’Aiguillon, de la princesse de Mantoue, qui l’avait possédée jusqu’alors.
Le contrat d’acquisition fut signé le 22 novembre 1634 au nom du roi. Le prix de vente étoit de 506.000 livres, que les commissaires du roi s’étoient obligés de payer dans des termes convenus ; mais le 2 décembre de la même année, ces mêmes commissaires déclarèrent devant notaires que l’acquisition, quoique faite sous le nom du roi, l’étoit réellement au profit du sieur de Puylaurent, qui s’obligeait de consigner de ses deniers les 500.000 livres entre les mains du receveur des consignations huit jours après l’adjudication qui lui en auroit été faite sur le décret qu’il entendoit en poursuivre.
Ce même jour, 2 décembre, il fut passé un troisième acte entre les parties. Les commissaires du roi, duement autorisés, déclarèrent toujours devant notaires qu’encore que le sieur de Puylaurent se fut obligé de consigner de ses deniers le prix de la terre d’Aiguillon « néanmoins la vérité étoit que Sa Majesté vouloit donner cette terre au sieur de Puy¬laurent en récompenses de ses services et payer le prix de l’adjudication ».
Les lettres patentes qui érigeoint cette terre en duché pairie furent à l’instant expédiées et envoyées au Parlement. Le syndic des créanciers de la princesse de Mantoue forma opposition à leur enregistrement, mais il en fut fait mainlevée par arrêt du 7 décembre 1634 et il fut ordonné qu’il seroit passé outre à la réception de M. le duc de Puylaurent en la dignité de duc et pair.
Porté par la fortune au faîte des grandeurs, il fut à l’instant même abandonné par elle. M. le cardinal de Richelieu jura sa perte. Arrêté dans le mois de janvier 1635 et constitué prisonnier au château de Vincennes, où il mourut six mois après, exemple remarquable de ce que peuvent les caprices du sort quand ils sont secondés par les passions des ministres.
Le coup qui le frappa dispersa sa famille, éloigna ses amis et livra sa fortune à la discrétion de ses persécuteurs. Le duc de Puylaurent laissoit une veuve âgée de quatorze ans dont il n’avoit point encore eu d’enfants. Cette veuve épousa depuis le comte d’Harcourt. Il avoit pour héritière principale la dame Pot de Rhodes, sa tante. Elle déclara dans un acte authentique passé dans un temps voisin de cette catastrophe « qu’étant alors périlleux pour elle de paroitre et de se pourvoir en justice, elle avoit été réduite à faire des protestations devant notaires les 12 et 18 aoust 1637 pour la conservation de ses droits ».
On concevra aisément le danger que couroit la dame Pot de Rhodes quand on saura que le cardinal de Richelieu, avoit résolu d’acheter ce duché pour la demoiselle Vignerot, sa nièce, épouse du sieur Combalet et de faire ériger cette terre en duché-pairie. La dame Comballet se rendit en effet adjudicataire de cette terre moyennant 400.000 livres. Elle est restée depuis dans sa descendance sous le titre de duché d’Aiguillon.
Le crédit de ce ministre et celui dont a joui sa famille priva longtemps les auteurs de la marquise Dargicourt et consorts des titres mêmes de leurs créances les plus légitimes. Ce ne fut qu’après beaucoup d’années qu’ils parvinrent à recouvrer les deux ordonnances de 241.115 livres 6 sols expédiées au feu duc de Puylaurent pour le remplir des avances qu’il avoit faites et dont l’état justificatif est représenté en original. Quant au duché d’Aiguillon il fut perdu pour eux sans retour.
La marquise Dargicourt sollicitoit auprès du gouvernement la justice qui lui est due, quand l’Assemblée nationale a limité le tems dans lequel les créanciers de l’Etat seroient admis à lui présenter leurs réclamations.
Vouloir les connoitre, c’est annoncer qu’elles seront admises quand on en aura prouvé la légitimité. Celte de la marquise Dargicourt a un prin¬cipe si juste et si honorable qu’elle va au devant de la vérification qu’on va en faire.
Ces créances sont de deux espèces, l’une est la restitution des avances faites par le duc de Puylaurent à Gaston ; le compte de ses avances existe, les ordonnances qui le constitoient créancier du trésor de ce prince de 241.115 livres 6 sols sont représentées ; elles sont signées de Gaston lui-même. Ce prince est mort sans enfants ; le roi a hérité de ses biens, il a donc été obligé de payer ses dettes, aussi jamais voulu se soustraire à ces engagements. Il n’a point opposé de prescription ; ce moyen odieux en lui-même ne convient point à la dignité d’un souverain. Il est proscrit par l’Assemblée nationale. Les 241.115 livres 6 sols sont-elles dues ? Voilà tout ce qu’il faut prouver et ce n’est pas douteux quand on représente les titres qui l’établissent.
La Nation assemblée ne permettra pas qu’une famille qui a gémi sous l’oppression de ceux qui se sont enrichis de ses dépouilles soit encore privée d’une créance légitime parce qu’on lui a retenu ses titres, qu’on l’a dispersée, qu’on a fait périr dans les fers un homme qui n’avoit aux yeux du cardinal de Richelieu d’autre crime que d’être honoré de la confiance particulière du prince auquel il étoit attaché. Les intérêts du capital réclamé sont de la même nature que ce capital et ce seroit douter de l’équité de l’Assemblée que de craindre un moment qu’elle ne s’empressa pas de les allouer.
Le second titre de la dame Dargicourt n’est pas moins sacré aux yeux de la loi. Elle ne rappellera pas les services que le duc de Puylaurent avoit rendu à l’Etat et qui avoient déterminé Louis XIII à faire acheter par ses commissaires le duché d’Aiguillon pour l’ériger en sa faveur. On sait assez que le duc de Puylaurent avoit déterminé Gaston à rentrer en France et avoir rendu inutile le traité que ce prince avoit fait avec l’Espagne, mais ce n’est pas une donation qu’il s’agit aujourd’hui de confirmer, c’est la spoliation d’un objet donné qu’il faut réprimer. Le duc de Puylaurent étoit propriétaire et le cardinal de Richelieu a fait adjuger à sa nièce les biens d’un homme qu’il tenoit enfermé à Vin¬cennes, qui y est péri après six mois de captivité et de souffrance. Cette spoliation n’a nullement profité à l’Etat. La dame Combalet, nièce du cardinal de Richelieu, s’est rendue adjudicataire du duché d’Aiguillon, que ses facultés personnelles ne la mettoient certainement pas en état de payer. Pourquoi substituer à une grâce méritée une injustice criante ? Les actes qui établissent la propriété du duc de Puylaurent existent. Elle devoit donc être respectée et la moindre indemnité qui soit due aujourd’hui à sa famille est la restitution du prix que valoit alors l’immeuble précieux dont il a été dépouillé et celle des intérêts que le prix a produit. On sait que ces intérêts sont acquis de plein droit puisqu’ils représentent des fruits dont on auroit eu le droit de jouir.
La marquise Dargicourt ne peut supposer que l’on veuille repousser sa demande sous prétexte de son ancienneté. Déjà elle a prouvé que la prescription ne pouvoit lui être opposée ; elle observera en finissant qu’on ne peut concevoir de prescription sans possession de bonne foi et que la possession de bonne foi est incompatible avec la violence qui, tout à la fois, dépouille le propriétaire de ses biens et de sa liberté.