L’émigration* en Limousin et en Marche est d’origine fort ancienne : « Au moyen âge, dit M. Leroux, le travail industriel et agricole était rare en Limousin et ne retenait aux champs qu’une faible partie de la population. Le reste se faisait nomade pour vivre plus sûrement et quêtait de lieu en lieu ses moyens d’existence : colporteurs, rouliers, petits marchands, compagnons de métiers; allaient de ville en ville, offrir leurs bras et leurs services** ».
* Ce chapitre est une amplification de la communication que nous avons faite en avril 1903 au Congrès des Sociétés savantes de Bordeaux sur les Paveurs Marchois à Bordeaux.
** Inventaire des archives départementales de la Haute-Vienne ; 1884 ; introduction par M. Leroux, p7.
Un texte cité par M. l’abbé Leclerc montre qu’antérieurement à 1585, le Limousin et l’Auvergne fournissaient à l’Espagne des ouvriers « pour y faire les œuvres de mains que l’Espagnol ne sauroit faire à cause de la pesanteur de ses actions. »
En 1679, cette émigration continuait, car on trouve dans les instructions données par Colbert au marquis de Villars, ambassadeur en Espagne, des recommandations spéciales pour protéger les ouvriers limousins qui se rendaient dans ce pays.
On sait aussi que la fameuse digue de La Rochelle fut construite, en 1627, par des maçons limousins*
* Monographie de la commune de Compreignac. Limoges; V° Ducourtieux, 1890; p. 4.
Dans notre contrée, nous trouvons des traces d’émigration dès le XVIe siècle : des maçons établis à Romorantin acquièrent en 1528 des terres indivises à Lussac*.
* Archives de Lussac.
Certains ouvrages spéciaux font remonter l’origine de cette émigration à la période des grands travaux exécutés sous le règne de Louis XIV, à Versailles, où en même temps on vit travailler 32.000 ouvriers. Les principaux entrepreneurs étant Limousins auraient fait appel à leurs compatriotes qui, trouvant à gagner plus largement leur vie, auraient pris l’habitude de retourner chaque année vers Paris. Mais cette opinion est erronée : le point de départ de l’exode périodique des Limousins, nous venons de le montrer, est beaucoup plus ancien ; il remonte peut-être au XIIIe siècle; époque où l’on trouve déjà citée la rue de la Mortellerie qui est encore, comme nous le dirons plus loin, le quartier de prédilection des émigrants. Il est à croire que les grands travaux de Versailles donnèrent à l’émigration un nouvel essor.
Le Limousin et la Marche fournissent la France de maçons ; mais le canton de Saint-Sulpice et quelques communes avoisinantes peuvent plus spécialement revendiquer le monopole des paveurs ; ceux-ci ne sont du reste que des maçons marchois qui se spécialisèrent au XVIIe siècle, au moment où le pavage se répandit dans les villes qui n’avaient souvent jusqu’alors qu’une rue ou deux de pavées.
Le dépouillement de l’état civil et des minutes des notaires nous a permis de relever quelques faits inédits relatifs à l’histoire des paveurs qui jusqu’ici n’a été l’objet d’aucun travail*.
* Voir une notice d’une page dans l’Annuaire de la Haute-Vienne de 1837.
C’est dans les registres d’Arnac-la-Poste où nous relevons depuis 1644, leur origine, de nombreux maçons, — 25 % des actes d’état-civil concernant cette catégorie de population — que nous rencontrons en 1679 le premier paveur, Léonard Reix, qui, de cette époque à 1714, date de sa mort (il avait alors soixante-douze ans) figure dans les actes tantôt comme habitant le village de Vitrat à quelque centaines de mètres de cette paroisse, tantôt à Champlong en cette paroisse.
On relève ensuite, de-ci de-là, quelques mentions de paveurs ; mais il faut arriver à la fin de la première moitié du XVIIIe siècle pour les trouver en plus grand nombre et vers 1780, sur 100 actes état-civil, 27 concernent des maçons et des paveurs ; ces derniers figurent dans ce chiffre pour un tiers.
Du pavage à la confection et à l’entretien des routes il n’y avait qu’un pas et quand Turgot, pourvu de la charge d’intendant du Limousin, mit à exécution ses projets sur la vicinalité, il trouva dans nos paveurs, dont le pays était du reste traversé par la grande route de Paris à Toulouse, de précieux auxiliaires et plusieurs d’entre eux qualifiés successivement de paveurs, de maistres paveurs; devinrent dans la suite conducteurs de ponts et chaussées du roi.
Le courant d’émigration se portait surtout vers Paris et sa banlieue où il y avait des routes pavées ; certains se dirigeaient sur les villes de provinces ; d’autres plus rares sur l’étranger.
En 1740, des paveurs d’Arnac-la-Poste s’associent pour entreprendre le pavage de Bordeaux : la teneur de ce contrat nous est fournie par les minutes de Vaslet, notaire à Arnac.
Le 10 mars 1740, devant ce tabellion, comparaissent André Delavaud, maître paveur, Charles Debeauvais, compagnon paveur, demeurant tous deux à Vigne, dite paroisse, et Mathieu Delavaud, compagnon paveur, demeurant à Saint-Benoit-du-Sault, mais originaire d’Arnac, qui déclarent s’associer « pour faire tout le pavé à neuf et relever à bout que led. André Delavaud aura à faire dans toute la ville et faubourgs de Bordeaux, autres villes et lieux circonvoisins, moyennant le prix et somme de savoir : celui du corps de ville à seize sols la brasse quarrée et pour celui des faubourgs, autres villes et lieu circonvoisins pour le prix de douze sols la brasse». En outre, pour les premiers, les deux compagnons fourniront les matériaux ; pour les seconds André Delavaud sera tenu de les faire charroyer. Tous ces ouvrages devront être reçus par l’ingénieur M. Delaborde.
Les deux compagnons s’interdisent toute autre entreprise et de son côté André Delavaud s’engage à ne pas employer d’autres ouvriers. Il promet aussi de les faire travailler au pavé des routes qu’il a entrepris, autre que celui ci-dessus, mais seulement dans le cas où ce dernier ne suffirait pas à les occuper ; ils seraient à la journée, comme ils ont fait les années précédentes.
Cette association est faite pour six ans de printemps à printemps. Tous les associés pourront toucher les sommes dues à la société, mais à charge d’en rendre compte à leurs co-associés.
La brasse étant d’environ quatre mètres carrés, le prix du mètre carré de pavage était de 4 sols à l’intérieur de Bordeaux et de 3 sols au-dehors, « Et ont déclaré lesd. parties que le revenant bon et produit des susd. ouvrages et entreprises susd. ne peuvent excéder au-delà de la somme de quarante-huit livres sans préjudicier à leurs droits et sans faire entendre de ce faire novation. »
Faire 8o lieues chaque année pour toucher 16 livres, voici qui paraîtrait extraordinaire, même au XVIIIe siècle, si la mention du contrôle, qui se trouve au pied de l’acte, ne nous donnait l’explication et du motif de cette évaluation et de son peu d’importance ; on y voit en effet que le contrôleur a perçu pour droits une somme de 5 1. 8 s., c’est-à-dire un sol par livre (5%) sur le montant cumulé des bénéfices supposés. Un pareil taux, alors que les ventes et la plupart des actes n’étaient taxés qu’à 1%, avait sans doute donné à réfléchir à nos paveurs ; ils s’étaient dit qu’il serait difficile au contrôleur de vérifier l’exactitude de leurs déclarations et s’étaient joué de lui et du fisc en donnant une évaluation fantaisiste ; la fraude fiscale n’est pas chose nouvelle !
Un fait viendra à l’appui de ce que nous avançons et prouve bien que ce travail était rémunérateur, c’est qu’en 1772, André Delavaud était définitivement établi à Bordeaux en qualité de maître paveur ; de plus les minutes des notaires d’Arnac renferment de nombreux actes le concernant.
En général, paveurs et maçons ne se fixaient pas au lieu de leur travail : l’hiver venu, ils rentraient au pays où souvent ils exerçaient d’autres métiers ; c’est ainsi que nous avions trouvé des maçons et des meuniers (1602), maçons et laboureurs (1623), maçons et journaliers (1623), maçons et tisserands (1701), maçons et tailleurs d’habits (1779), maçons et paveurs, maçons et marchands, etc.
C’était pendant la période d’hivernage que se contractaient les unions, car bien peu se mariaient en dehors du pays ; quand approchait le mois de février, prélude du départ, les mariages devenaient nombreux.
De 1700 à 1740, dans la paroisse d’Arnac, 53 % des mariages se font en février et 19 % en janvier. Généralement, on choisissait une certaine date, sans doute la semaine précédant le commencement du carême et tous les mariages d’émigrants se célébraient le même jour ; nous avons ainsi relevé pour Arnac des fournées de quinze mariages.
Presque toujours, ils faisaient précéder cette union d’un contrat de mariage où ils adoptaient le régime de la communauté de tous biens meubles et acquêts immeubles, qui était accompagné d’une société par tiers ou par quart avec les parents de l’un ou l’autre époux ; mais il était stipulé que les gains que le futur pourrait faire à Paris ou dans les villes n’entreraient pas en société ; clause d’une portée toute morale qui, en excitant le mari à aller gagner sa vie au dehors, assurait à la jeune épouse, bientôt quittée, l’abri et la protection des siens.
En effet, après quelques jours de cohabitation, maçons et paveurs partaient par bandes, précaution nécessaire, car las grandes routes n’étaient pas toujours sûres, de plus ils étaient exposés à rencontrer des compagnons d’un devoir rival et, suivant les stupides coutumes d’alors, c’était à qui ne cèderait pas le pas : un acte de notoriété signé de plusieurs paveurs, en date du 15 juillet 1776, constate qu’au mois d’avril 1756, en se rendant à Paris, un des leurs fut blessé mortellement à Olivet, près d’Orléans, dans une rencontre avec des compagnons charpentiers*.
* Minutier de Lussac
Dans toutes les grandes villes, où les émigrants travaillent, dit l’Annuaire de 1837, ils forment une espèce de république et de population isolée.
A Paris, paveurs et maçons ont adopté depuis des siècles le quartier de la Mortellerie, du vieux mot mortellier qui signifie maçon. Il est devenu depuis le quartier de l’Hôtel de Ville* sans pour cela changer de destination ; c’est encore là que se rendent paveurs et maçons limousins et marchois. Dans les taudis, sortes de grandes casernes, ils logent là, au nombre de parfois deux mille dans le même immeuble, quatre ou cinq occupant la même chambre, vrais foyers d’infection tuberculeuse qui est plus tard rapportée au pays comme nous l’avons indiqué dans notre partie démographique.
* En 1838, les habitants de cette rue, très éprouvés par l’épidémie de choléra, ayant cru que le mot Mortellerie éveillait des idées de mort, obtinrent son changement de nom.
En 1848, les paveurs étaient payés de 0fr.30 à 0fr.35 l’heure ; actuellement, ces prix varient de 0fr.7o à 0fr.75.
Les frais indispensables comprennent la nourriture, 3 francs par jour environ ; la chambre, 12 à 15 francs par mois et quelques fois moins quand elle est partagée par plusieurs ; l’entretien des outils, 0fr.25 à 0fr.3o par jour. Tous comptes faits, les ouvriers les plus sobres et les plus travailleurs peuvent rapporter par chaque campagne une somme de 5 à 600 francs.
En 1837, les jeunes gens quittaient le pays dès l’âge de douze ans, et à l’époque de la conscription, ils avaient ramassé de 1.5oo à 1.800 francs. Actuellement, ils ne partent guère avant seize ans ; l’apprentissage dure un an.
L’Annuaire de 1837 dit que l’instruction des émigrants est nulle : c’est exact. A Arnac, la statistique des conjoints, pour 1776-1782, donne pour les hommes de tous états sachant signer 11,21 % ; pour les maçons et paveurs cette proportion tombe à 7,69 %. Toutes leurs femmes et leurs filles sont illettrées.
Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi et c’est grâce aux émigrants que l’instruction s’est si vite répandue dans cette partie du département.
Ceux qui possèdent quelques capitaux s’établissent comme tâcherons ou petits entrepreneurs et le nombre est grand de ceux qui ont ainsi ramassé des fortunes importantes.
En raison de leur commune origine, patrons et ouvriers, la plupart du temps unis par les liens du sang ou du même village, se sont toujours entendus et de mémoire de paveur on ne connaît pas la grève.
Une grande solidarité existe entre eux et nous n’en voulons pour preuve que la florissante Société de secours mutuels, une des plus anciennes de France, qui existe entre les paveurs du pays.
Sous l’ancien régime, la réception d’un compagnon paveur était accompagnée d’un repas pantagruélique qu’il offrait à titre de bouquet et qui revenait à 180 francs.
En 1848, un paveur, originaire de Saint-Léger-Magnazeix, du nom de Genty, frappé des idées de mutualité qui commençaient à se répandre, comprit le premier que les sommes ainsi gaspillées pouvaient recevoir une affectation autrement utile ; il communiqua son projet à ses collègues qui l’adoptèrent avec empressement. De là, naquit la Société de secours mutuels des ouvriers paveurs dite de Saint-Roch*, qui se recrute surtout dans le canton de Saint-Sulpice ; Le conseil de la Haute-Vienne a du reste son siège au chef-lieu du canton.
* Une petite brochure publiée sous ce titre. Paris, imp. Économique, 1901, 22 pp. in-32.
On ne peut être admis dans cette société que de seize à trente-cinq ans : tout candidat doit présenter un certificat de bonne vie et mœurs et ceux qui sont condamnés pour faute contre l’honneur et la probité sont exclus.
Tout paveur en entrant verse 2 francs. Le droit de bouquet fixé à 15o francs n’est exigible qu’au moment où l’apprenti passe compagnon ; en plus, chaque sociétaire paye 2 francs par mois, « objet sacré qui ne peut être employé qu’au soulagement des malades ». Chaque malade touche 2 francs par jour, sauf pour maladie occasionnée par inconduite ou par une blessure reçue dans une rixe, où il aurait été l’agresseur. Une pension est donnée à cinquante-cinq ans d’âge et vingt années sociales. Au bout d’un an de maladie, le sociétaire est considéré comme pensionnaire s’il a au moins cinq années de sociétariat.
Les frais d’inhumation sont à la charge de la société et fixés à forfait à 100 francs. Tous les sociétaires doivent assister aux obsèques à peine de 3 francs d’amende ; chaque sociétaire, averti par lettre, remet une partie de sa lettre à la levée du corps et le surplus au cimetière ; il doit être revêtu de son insigne. Le corbillard de 7° classe est obligatoire pour tous les sociétaires, clause qui rappelle l’égalité des anciennes corporations.
A l’assemblée générale qui a lieu tous les ans, les membres élisent un bureau qui comprend un président et deux vice-présidents, un caissier et son adjoint, un secrétaire et son adjoint ; deux receveurs, dix membres du conseil, plus trois censeurs.
Les registres de la Société donnent les noms de 2.285 inscrits depuis sa fondation, dont 444 sont vivants ; elle pensionne 83 sociétaires qui se partagent une rente de 4.730 francs.
Le revenu annuel qui, en 1848, était de 2.320 francs a atteint 23.531 francs en 1900. Le capital social s’élève à 139.631 fr. 87.
En 1900, il a été distribué pour frais de maladie, médecins, convois et rentes 15.487 fr. 75.
La section de la Haute-Vienne comprend les neuf communes du canton, trois autres communes de la Haute-Vienne, quatre communes de l’Indre et une seule commune de la Creuse. C’est de cette constatation qu’on peut s’autoriser pour affirmer que le canton de Saint-Sulpice est le centre de l’émigration des paveurs.
La loi du 21 mai 1836, en créant le réseau de routes qui fait de la France un des pays les mieux percés du monde, a ouvert à l’industrie locale un nouveau débouché en faisant surgir, comme au temps de Turgot, des entrepreneurs de routes ; de nombreux paveurs se sont jetés dans cette voie et bien des villes de France du Nord et du Midi possèdent des « entrepreneurs de travaux publics », originaires de notre région ; mais à l’encontre des paveurs qui rentraient au pays, ceux-ci se sont fixés où leurs travaux les appelaient.
Les sabotiers émigraient aussi et allaient exercer leur industrie au loin ; les paroisses de Jouac et Cromac en fournissaient beaucoup. Certains restaient au pays, où les nombreux arbres qui s’y trouvaient leur permettaient de fabriquer des sabots qu’ils vendaient aux environs : le 18 novembre 1720, deux sabotiers de Cromac s’obligent envers un marchand du Blanc à lui livrer tous les sabots qu’ils pourront faire dans les bois qu’ils ont achetés à la Vaudelle, moyennant 40 1. par grosse au nombre et compte du présent pays*.
* Jarissat, notaire à Jouac, minutier de Lussac.
La différence qui existe dans les tableaux de recensement entre la population présente et la population résidante devrait révéler le nombre des émigrants. Nous rassemblons dans le tableau ci-après ces renseignements en y joignant, toujours d’après le recensement de 1901, le nombre de paveurs et de maçons dans chaque commune.