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La lessive
Les laboureurs
La moisson
La batteuse
Tuer le cochon
La bûche de Noël
La lessive
La lessive comme on la faisait à Massignac avant 1914
Bulletin de la Société d’Ethnographie du Limousin et de la Marche, Juillet Décembre 1973 n° 50-51
La lessive comme on la faisait à Massignac avant 1914
Les machines à laver sont certes bien pratiques, mais leur usage ne me fait pas oublier les lessives de jadis, ces grandes lessives séchées au grand air et qui sentaient si bon « le propre » sans addition de produits détergents.
En général, « les bonnes maisons », celles qui possédaient beaucoup de linge, faisaient deux grandes lessives par an, à l’automne et au printemps. C’était une affaire qui se préparait d’avance, il fallait prévoir « lu bujadier », grande cuve que possédaient seuls quelques privilégiés, avec l’installation adéquate, ensuite retenir la femme capable de bien « couler » la lessive, puis les laveuses, une demi-douzaine au moins, surtout chez mon oncle le boulanger où il y avait en plus les linges du fournil. Il fallait aussi, dans la mesure du possible, prévoir le temps, consulter le calendrier, tenir compte de la lune, et avoir la chance pour soi, bien sûr. Enfin, le jour fixé arrivé, ma tante, de grand matin vidait ses armoires, tout y passait, même le linge qui n’avait pas servi depuis la lessive précédente et le tout était emporté au moyen d’un « charretou » vers le lieu de la lessive.
Dans le fond du « bujadier » était placé un sac de cendres de bois, puis les draps, les torchons, le linge de table, le linge de toilette et enfin le linge de corps.
Dans le foyer de la cheminé du local une grande marmite sur le feu, contenait de l’eau chaude. Cette marmite était reliée au « bujadier » par un tuyau de fonte (lo trutto) qui permettait le va et vient de l’eau entre la cuve et la marmite.
Alors commençait la partie délicate de la lessive : arroser sans arrêt toute la journée le linge de la cuve, c’était le « coulage », au moyen d’un récipient nommé « lu toupi dê bujêdo ». Il fallait que l’eau (lu léssi) soit bien à point, pas trop chaude pour ne pas brûler le linge mais assez chaude pour le bien décrasser. Par le tuyau, le « lessi » revenait à la marmite pour se réchauffer et au moyen du « toupi » à la cuve. C’était tout un art, croyez-moi, de bien couler la lessive !
Le lendemain du « coulage » c’était le grand jour, celui du rinçage à la Moulde, charmante petite rivière qui prend sa source au Lindois, serpente dans les prés et va grossir la Charente à Suris. Six, sept ou huit solides lavandières partaient en poussant et tirant les « charretous » pleins de linge mouillé et un peu roux du « lessi » mais qui n’allait pas tarder à devenir très blanc sous l’action conjuguée de l’eau claire, du bon savon de Marseille et des solides poignes des laveuses, munies de leurs battoirs (lous péteüs).
On rentrait déjeuner rapidement à la maison et l’on repartait bien vite achever le rinçage car il fallait que tout soit lavé le jour-même. D’ailleurs une vieille superstition disait qu’il f allait que la lessive soit lavée le jour-même qui suivait la journée du coulage sous peine de voir mourir le maître de la maison.
Nos laveuses avaient grand faim, ma tante cuisinait bien et mon oncle versait généreusement à boire. A la fin du repas les bonnets étaient un peu de travers et les langues se déliaient. C’était le moment des bonnes histoires et des chansons. Une certaine « La Brunnie » se taillait toujours un beau succès avec la « Chanson de la mariée » et une autre dont je n’ai retenue que ces deux lignes :
« Tous les hommes sont des trompoirs
des abuseurs de filles. »
La fatigue avait disparu, il ne restait plus que la joie de vivre ensemble, bien au chaud, le ventre plein, avec la satisfaction d’avoir gagné un franc, le franc de 1914. On n’était point exigeant à cette époque ! En était-on moins heureux ?
Autre façon de voir la lessive : La bujade
Dans deux villages distants de quelques centaines de mètres, deux méthodes étaient utilisées pour faire la grosse lessive, ce qui montre la diversité des procédés.
1ère méthode
Il fallait un bujadaille (cuvier), ou bujadi, une trasse à bujadaille (sorte de grande écuelle avec ou sans bec verseur), une chaudière à cochon (gros fourneau surmonté d’une marmite) et une casserole, (la casserole en fer étamé qui servait à la traite).
Le bujadaille était une poterie de Bazaiges (36) appelée aussi « porcelaine de Bazaiges ». Il était circulaire, sans poignée, à col largement ouvert. Il pouvait mesurer environ 1m de hauteur. Son ventre mesurait environ 80 cm. Son épaisseur irrégulière était très faible (2 à 2,5 cm), ce qui le rendait très fragile. En fait, sa taille dépendait du nombre de membres de la famille. Au fond, sur le côté, il y avait une ouverture pour permettre à l’eau de s’écouler dans la trasse à bujadaille.
La trasse à bujadaille servait à récupérer l’eau de lessive (le lessie). Elle était fabriquée avec les mêmes matériaux que le bujadaille. Elle mesurait, environ 60 cm de diamètre pour une hauteur d’environ 30 cm. Les dimensions sont celles que j’estime actuellement, j’avais alors dix ans et les blés à longues tiges étaient plus hauts que moi !
Bujadaille et trasse n’étaient pas fabriqués en série, ils n’étaient ni symétriques ni parfaitement circulaires. L’artisan recherchait le plus possible à atteindre une forme circulaire. La partie extérieure était décorée sobrement à la main. L’intérieur était le plus lisse possible pour ne pas abîmer le linge. Il n’y avait pas de taille standard. Pour les ramener de Bazaiges, il fallait un attelage, une charrette et surtout beaucoup de paille pour les protéger. Cette céramique ressemblait à du ciment à sable demi-fin, elle en avait aussi la couleur. Un exemplaire est visible au musée de Châteauponsac.
Installation
Le bujadaille était placé à côté de la chaudière à cochon. Il était surélevé, pour permettre de placer la trasse à bujadaille de façon à pouvoir récupérer le lessie.
On remplissait la chaudière à cochon avec de l’eau du puits que l’on transportait à l’aide de seaux et que l’on portait à ébullition. Pendant ce temps, le bujadaille était préparé. La première chose à mettre dans le cuvier, c’était un sac de cendre mélangé à des cristaux de soude. Pour empêcher le sac de cendres de glisser et de s’infiltrer dans le tuyau d’écoulement, certains plaçaient une mâchoire de porc pour bloquer le trou. Ensuite, on plaçait les draps, les taies d’oreiller, les torchons, les mouchoirs, les serviettes de toilette après les avoir mouillés et surtout après avoir savonné les taches. Seul le linge qui pouvait supporter une haute température sans risquer de se détériorer était lavé ainsi.
Dans les hameaux, quand une famille faisait la lessive, des voisins apportaient assez souvent une petite quantité de linge à laver que l’on plaçait dans un torchon nué aux quatre coins.
La lessive
L’eau bouillait, le « coulage » pouvait commencer. Il consistait à prendre de l’eau bouillante avec la casserole et de la verser sur le linge. Elle était récupérée dans la trasse pour la remettre à chauffer dans la chaudière. Ce mouvement continu de récupération n’était pas une contrainte, même s’il durait toute une journée car les voisines venaient donner un coup de main. A la fin de la journée de « coulage », la température du cuvier et de son contenu devait avoisiner les 80°, il était hors de question de sortir le linge du bujadaille.
Le lavage
Le lendemain, toutes les femmes du village arrivaient . C’était à charge de revanche pour leur propre lessive. Elles venaient avec leur bachot ou « boîte à laver ». C’était une caisse solide d’environ 40 sur 40 cm à laquelle on avait enlevé un côté et demi. La hauteur devant était d’environ 25 cm avec un rabat qui servait à se protéger des projections d’eau. On s’y mettait à genoux sur un coussin. Le maillawave (battoir ou « batoué ») était d’une seule pièce. C’était une palette d’environ 15 cm sur 12 cm, soit une hauteur totale d’environ 40 cm avec le manche. L’épaisseur minimum de cet instrument était d’environ 3 cm. La « lave » était une grande pierre plate, de bonne épaisseur, inclinée à environ 45°. Les hommes disposaient les « laves », très lourdes, soit au bord de la rivière soit autour du « ri ». Le « ri » était un petit lavoir aménagé à même la terre, alimenté en eau par une conduite qui venait d’une source proche, ce qui fait que l’eau, l’hiver était à la température de la source. Toujours en hiver, les hommes le protégeaient par une palissade de fanes de topinambours. Par temps de gel, on voyait la vapeur s’échapper au-dessus de l’eau. En été, des algues vertes, spécifiques aux sources, gênaient les laveuses car elles tachaient le linge. Ces algues étaient rondes comme des pastilles, avec des filaments au fond de l’eau translucide.
Pour emporter sur le lieu de lavage le linge et les outils, la brouette, destinée au fumier, ne pouvait pas être utilisée. Alors on avait une brouette spéciale, sinon, on mettait tout dans le « panier de linge » que l’on portait au bras.
Le linge de couleur rougeâtre, pour être débarrassé du « lessi », était jeté à l’eau tout en étant retenu par une « corne » (coin). Il était retiré de l’eau. On le tordait sur lui-même en le battant sur la pierre avec le battoir. Rejeté à l’eau, on le retirait pour le savonner au savon de Marseille. Battu et rebattu, savonné particulièrement aux endroits des taches et frotté entre les mains ou à la brosse à chiendent pour les taches les plus rebelles, le linge était propre lorsque, étalé sur l’eau, il n’y avait plus aucune trace. Les draps étaient alors étendus sur l’herbe, les pièces plus petites étaient disposées sur le buisson le plus proche pour le séchage. Il n’était pas question d’argent entre les laveuses. Un bon café, composé à 90% de chicorée, terminait la journée. Quelques jours plus tard c’était dans une autre famille que la lessive se faisait.
Il y avait deux lessives, une au printemps et l’autre à l’automne. Le linge que l’on portait n’était pas « cuit » dans le bujadaille, il n’aurait pas résisté au traitement. On le savonnait et on le faisait tremper une journée ou plus. Il était ensuite lavé à la rivière au « ri » ou près du puits. Cette petite lessive se faisait au fur et à mesure des besoins.
Cette bujade était une bonne occasion pour connaître les derniers « portements » (nouvelles, ragots etc.). Le travail était dur mais il n’était pas plus dur que les autres travaux de la ferme. Pourquoi les femmes qui ont eu le plaisir de se réunir aux lavoirs regrettent-elles ce temps-là ? C’est un secret de femme…
2ème méthode
Le bujadaille était placé près du puits. Il était en bois très épais. Il avait un diamètre d’environ 2m pour une hauteur d’environ 1m. Il avait une vidange que l’on obturait avec un morceau de bois taillé. Dans le fond, on plaçait un sac de cendre qui faisait pratiquement la surface du bujadaille sur une épaisseur de plusieurs centimètres. Cinq familles apportaient son linge à laver. Le linge (drap, taies d’oreiller, torchons, mouchoirs, serviettes de toilette etc.) de ces cinq familles était disposé dans ce cuvier. L’on versait sur ce linge de l’eau très chaude, que l’on avait fait chauffer dans la marmite à cochon. Les femmes, guère plus hautes que le cuvier, armées chacune d’un pilon qui était aussi grand qu’elles foulaient avec énergie le linge. Elles foulaient jusqu’à ce que la crasse soit ressortie. On vidangeait alors le cuvier dans la trasse à bujadaille, qui avait un volume en rapport avec le bujadaille. Une partie de cette eau était transférée dans un plus petit bujadaille. Dans ce dernier, on mettait à tremper le linge de corps. Quant au grand bujadaille, on le remplissait à nouveau avec de l’eau claire et quatre à cinq laveuses foulaient, foulaient et foulaient encore. L’eau était vidée, remplacée. Le linge était foulé et cela durait jusqu’à ce que l’eau soit claire. Le linge était alors étendu sur l’herbe du pré, le spectacle était, paraît-il, magnifique. La femme qui avait le plus de travail était celle qui était à la pompe du puits. Mais le plus souvent, il fallait remonter le seau en tournant la manivelle à la main ! Le travail achevé, les laveuses s’offraient un bon « casse-croûte » qu’elles avaient bien mérité.
Ces femmes n’allaient pas laver le linge à la rivière car elles n’avaient pas de moyen de locomotion pour le transporter. Si vraiment elles voulaient aller laver le linge à la rivière, il fallait le transporter dans une benatte (hotte). Le linge mouillé était lourd et le volume d’une hotte restreint !
Les laboureurs
Au printemps et à l’automne, à l’époque des semailles, on entendait jadis les laboureurs chanter pour encourager leurs bœufs. On appelait cela « bauler » ( chanter ). L’homme composait sa « baulée » ( sa chanson ) à mesure qu’il avançait, avec le nom des boeufs, la longueur du sillon, la façon de la terre, de l’air ou du soleil. Son improvisation jaillissait de ce labeur accompli pas à pas avec son attelage. C’était un lent et long poème, jamais le même, avec des modulations, des reprises, des redites, une inspiration scandée par le travail.
Les bœufs, liés au joug, tiraient, échine tendue, cornes baissées, museau fumant. Sensibles à la parole et à la mélopée, outil vivant, sillon après sillon, ils façonnaient le champ.
Les bons bauleurs ( chanteurs ) ne manquaient pas. D’une terre à l’autre, de métairie en métairie, ils se répondaient. Les bergeronnettes accouraient et, presque sur les talons de l’homme, picoraient vers et insectes déterrés par le soc.
De nos jours, le bruit des tracteurs a remplacé la baulée du paysan ; les bergeronnettes l’ont adopté et, comme autrefois, elles accourent pour picorer les vers.
Le labour est sans doute plus profond et, à coup sûr, plus rapide. La peine de l’homme et des animaux est épargnée. Mais ce travail mécanique n’est plus enveloppé de la poésie des semailles millénaires qui durant tant de siècles ont contribué à façonner l’ humanité.
C’était gai dans mon jeune temps, dit Rose, quand Alexandre des Bergeries baulait en labourant. Il était le meilleur bauleur du pays, les autres ne lui montaient pas à la cheville ; il avait une façon à lui de terminer sa baulée, en faisant un petit bruit de gorge, comme s’il « cloquait » un oeuf en se gargarisant. Les gens du bourg allaient se promener sur la route exprès pour l’entendre.
Ses bœufs s’appelaient Rouget et Friza. A mesure qu’ils avançaient, ils tournaient leurs oreilles en arrière pour ne pas en perdre une miette ; et ils marchaient droit, vous pouvez me croire, inutile de les guider, la musique et la douceur les avaient dressés mieux que les coups d’ aiguillon que certaines brutes leur donnaient.
Voici à peu près les paroles d’une baulée d’Alexandre ; c’est difficile à dire parce que ce n’était jamais les mêmes, les airs non plus, ça dépendait du temps et du moment ; enfin, voici un exemple, à peu près :
Allons, mon Rouget, mon Frisé, mes mignons, mes gentils, qui marchent droit, qui tracent bien le sillon.
Allons, mon Frisé, mon Rouget, encore un petit tour bien droit, mon Frisé, mon Rouget, en suivant le sillon.
Il faut marcher droit, mes gentils, mes mignons, nous finirons à midi si vous marchez bien droit.
Allons, allons, mon Frisé, mon Rouget, profitons du beau temps.
Demain, s’il ne pleut pas, nous sèmerons le blé, mon Rouget, mon Frisé.
Et alors, il faisait claquer sa langue et on aurait dit qu’il y avait du blanc d’oeuf et du blé et toutes sortes de bonnes choses dans son cou.
Alors, moi aussi, je faisais comme les gens du bourg qui se rapprochaient pour mieux entendre. Je conduisais mes brebis dans quelque lande ou quelque vieux chemin auprès du champ qu’il labourait ; et, pour me faire remarquer, je me dépèchais, tout en tricotant, de commander ma chienne et de « menacer », même si les brebis ne bougeaient pas.
« Té té té… Parisienne, va les chercher, va les chercher là-bas… Saute vite les chercher là-bas dedans… Saute les chercher, ma chienne, tu auras du pain. Amène, amène donc ! »
La chienne filait en aboyant ; les brebis innocentes, ne comprenant pas ce qu’on leur voulait, se mettaient à courir. Alors, je m’empressais de rappeler la chienne, en lui promettant « la payade » (un morceau de pain en récompense ).
« Té té té… Parisienne, à la paye… Viens chercher du pain. Té té té, cours-y vite ! ».
Alexandre s’arrêtait de bauler pour m’écouter ; je comprenais qu’il s’intéressait un peu à moi ; j’en éprouvais du contentement.
Et, « à la fine force », lui, de « bauler » et moi de « menacer », nous avons fini par nous marier.
La moisson
Une fois les foins terminés, il se passait quelques jours de battement avant de commencer à moissonner selon le comportement du temps. « Le soleil qui sèche les foins, mûrit aussi les blés » disait un dicton, mais les saisons peuvent varier quelquefois de plusieurs semaines. En 1871 on commença la moisson la veille de la Saint-Jean m’avait dit un vieux patron. Par des années pluvieuses, le blé n’est mûr qu’au 14 juillet. Ainsi en attendant de prendre la faucille, on passait dans les récoltes détruire les mauvaises herbes, on semait le blé noir. Enfin, par une belle journée ensoleillée, on se préparait a couper le seigle d’abord. L’unique outil la faucille « faucilio » est facile à décrire. Ce n’était qu’une lame d’acier courbée en forme de croissant, pointue d’un bout et de l’autre légèrement coudée et amincie, munie d’une poignée en bois percée d’un petit trou dans le sens longitudinal et longue de 12 à 15 cm avec des évidements pour qu’elle ne glisse pas dans la main. Les faucilles de cette époque étaient très étroites, avec un taillant garni de toutes petites dents dans le genre d’une scie à métaux, et seuls les forgerons étaient capables de leur redonner du tranchant quand elles en avaient besoin. Ce travail se dénommait tailler, piquer une faucille.
En arrivant au champ, on regardait en premier lieu de quel côté était courbé le seigle pour éviter qu’il ne tombe sur la tête et les épaules en le coupant. Comme il était généralement semé en sillons, chaque personne en prenait un. La poignée de paille était prise de la main gauche — sauf pour quelques gauchers qui opéraient inversement — et en même temps qu’on passait la faucille sous la main et qu’on la tirait vers soi dans un sens presque horizontal, on poussait la poignée de paille en avant pour éviter de se couper les doigts; mais on avait beau être attentif, il était rare que l’on ne se coupât pas durant toute la période. J’étais encore gosse quand j’ai débuté. Si je me coupais, je criais vite à ma mère, qui me répondait « il faut se couper 9 fois dans la même journée pour devenir un bon moissonneur ». Maigre consolation, avec pour seul remède, un pétale de fleur de lys mariné dans l’alcool et appliqué sur la coupure. Quand on avait sa pleine main, on mettait la poignée de paille à l’horizontale et, toujours avec l’aide de la faucille, on la séparait de la partie non coupée, car pour le seigle notamment, les tiges étaient enchevêtrées, et on la posait délicatement en travers des sillons. Ces poignée réunies formaient des javelles. Si le seigle et les blés étaient exempts de mauvaises herbes, les javelles étaient liées, rentrées le même jour avant le coucher du soleil afin que la paille ne prenne aucune humidité pour être plus facile à battre. Quand il y avait de l’herbe encore verte à travers — on ne pouvait pas tout trier sauf les chardons — on attendait le temps nécessaire pour que les javelles soit sèches.
Pour lier on prenait les javelles dans ses bras — et attention aux serpents —, quand on pressentait qu’on avait la grosseur d’une gerbe, on en séparait une petite poignée qui devait servir de lien, on faisait le tour de la gerbe, on rejoignait les deux bouts en tirant fort tout en appuyant avec le genou pour que la gerbe soit bien serrée et ayant soin d’enrouler le gros bout autour du petit (côté épis), l’ensemble était rabattu sur la gerbe et on le passait avec le pouce sous le lien pour le blé, l’avoine et le blé noir, on se servait de paille de seigle battue et triée pour faire des liens. Ces liens étaient alors distribués aux lieurs par une personne, souvent un enfant. Les gerbes étaient chargées en travers sur les charrettes, disposées en rangées doubles et croisées de telle façon que les épis se trouvassent toujours vers le centre. Elles étaient engrangées sans façons particulières.
La moisson était aussi pénible que la fenaison. Quelquefois il y avait de quoi avoir une insolation quand on se trouvait abrité du vent par le champ de blé ou dans un vallon. La fin des moissons était tout aussi désirée et fêtée par une gerbebaude que la récolte des foins. A la dernière charretée de blé de même qu’à celle de foin — j’avais oublié de le mentionner dans la description précédente — on plantait un bouquet de feuillage en haut du chargement. C’était les poules et les lapins qui payaient le plus lourd tribut pour cette fête. On n’avait pas souvent recours à la viande de boucherie, la plupart des paysans étaient trop pauvres pour en acheter et les convives étaient nombreux ce jour-là.
On parlait moins de socialisme qu’aujourd’hui, cependant les gens étaient plus altruistes, plus dévoués que maintenant. Les petits paysans, bordiers, fermiers ayant fini bien entendu les premiers du fait qu’ils en avaient moins, accouraient en masse aider les retardataires et ceux qui exploitaient de grandes surfaces. Ce patron, déjà cité plusieurs fois, m’avait dit qu’une année, la moisson était en retard chez lui pour cause de maladie parmi des membres de sa famille, mais il a vu arriver de par le bourg vers 9 h du matin, une douzaine de moissonneurs avec musicien en tête. Avec ceux qui étaient venus avant, après et d’ailleurs, on a pressenti qu’on pourrait faire la Gerbebaude le soir. Les poules et les lapins ne pouvant suffire, on s’en est pris aux moutons. Un oncle à ce patron s’est improvisé boucher. A 16 h, après la collation, il restait 2 hectares de blé à couper. A 20 h. le tout était coupé, lié, engrangé par de la main-d’œuvre en grande partie bénévole Quelle belle leçon de solidarité qui se concrétisait par des rires et des chansons.
La moisson par Pierre DELAGE
La bûche de Noël
« La veille de Noël, on mettait sur le foyer la plus grosse bûche que l’on pouvait trouver dans le bûcher. S’il n’y en avait pas d’assez grosse, les hommes allaient en couper une sur le domaine. La coutume voulait qu’elle soit d’arbre fruitier : pommier, prunier, cerisier ou même noisetier. Au fond des jardins des métairies, il y avait d’énormes « noisetières » qui produisaient des noisettes comme on n’en voit plus.
Notre ferme isolée se trouvait loin du bourg, sans routes pour y conduire. Certaines années, le temps était si mauvais, à cause de la pluie ou de la neige, que les chemins devenaient impraticables, même à pied, avec des sabots. Nous ne pouvions nous rendre à la messe de minuit.
Alors, lorsque la bûche était bien enflammée, à l’heure où la messe sonnait au bourg, toute la famille, vieux et jeunes, s’agenouillait autour du foyer ; la grand-mère aspergeait la bûche de quelques gouttes d’eau bénite et nous récitions nos prières, à haute voix, tous ensemble, les yeux fixés sur le feu.
Ce n’est qu’ensuite que nous faisions sauter les crêpes ou griller les châtaignes pour notre réveillon ; car il n’était pas, comme aujourd’hui, question de dinde.
On s’amusait bien tout de même. Après le réveillon, on dansait « au tralala », parce que, bien sûr, nous n’avions pas de musique. C’était la bourrée :
Chas nous n’avian no poulo, qu’avio no grando couo.
Lou renard ô la vouillo, per élongeâ la chuo.
O la vouille ô l’auro, la couo de notre poulo.
O la vouille ô l’auro, per élongeâ la chuo.
Chez nous, nous avions une poule, qui avait une grande queue
Le renard la voulait pour allonger la sienne
Il la veut, il l’aura, la queue de notre poule
Il la veut, il l’aura, pour allonger la sienne.
C’était la polka piquée.
Dous sôs per la chambarière,
Trei sôs per le valétou…
Qu’ei point trop per la chambarière,
Mâs qu’ei trop per le valétou…
Deux sous pour la chambrière
Trois sous pour le petit valet
C’est point trop pour la chambrière
Mais c’est trop pour le petit valet
Ni l’air ni les paroles n’étaient compliqués ; c’était bien entraînant quand même ; et pas besoin de parquet ciré, la terre battue de la salle nous suffisait. Les gens n’en cherchaient pas si long… , ils étaient plus heureux qu’aujourd’hui. »