Généralités : Pape Sixte-Quint

S’il fallait en croire l’abbé Védrine, ancien curé d’Arnac-la-Poste, nous ouvririons cette rubrique par la biographie d’un illustre personnage appartenant à l’Eglise.
Dans deux brochures, aujourd’hui fort rares*, cet ecclésiastique a cherché à trouver les preuves d’une légende qui fait naître près d’Arnac le pape Sixte-Quint, Félix Peretti.

* V. à la bibliographie. — Nous n’avons pu retrouver la première.

D’après cette légende, que M. Védrine aurait recueillie et surtout, semble-t-il, complétée, en automne 1531 ou 1532, deux cordeliers venant de Moutiers et se rendant en Italie, rencontrèrent près du hameau de La Jarissade un enfant de neuf à dix ans, qui gardait un troupeau de porcs. Tout en chantant, il s’efforçait d’imiter sur le sable, avec une baguette, ce qui était écrit sur une feuille de papier qu’il tenait à la main.
Les religieux l’appelèrent ; interrogé, il fit connaître qu’il se nommait Félix Péret, que son père était charbonnier pour le seigneur de Piégut, qu’il ne savait ni lire, ni écrire, mais qu’il avait le plus grand désir d’apprendre. Lui ayant proposé de l’emmener, l’enfant accepta avec joie, après avoir pris l’assentiment de ses parents.
Ce jeune enfant, conduit en Italie, entra au couvent des frères mineurs de Montalte et devint un des personnages les plus remarquables de l’ordre, si bien qu’à la mort de Grégoire IV, en 1585, il fut élu pape sous le nom de Sixte-Quint.
Peu de temps après son élection, il la fit connaître à son père et le pria de se rendre à Rome : le vieillard partit à pied avec sa fille Catherine. Mais s’étant présenté devant le pape couvert de riches habits prêtés par le seigneur de Piégut, son fils refusa de le reconnaître et ne le reçut que lorsqu’il eut repris les habits de sa condition. Le pape le retint à Rome où il fit venir le reste de sa famille qu’il logea à Montalte.
Dans la suite, il fit don à l’église d’Arnac « d’un calice moyen-âge en or pur incrusté de pierres précieuses sous le pied duquel étaient gravées ces paroles : Donné à l’église d’Arnac par le porcher de La Jarissade. On y voyait aussi un écusson aux armes papales. Ce calice fut enlevé en 1793 ».

Voici la légende : pour la prouver, M. Védrine groupe ainsi ses arguments :

1er fait. — L’existence du calice avec inscriptions et armoiries est attestée par des témoins qui l’avaient vu avant la Révolution ; entre autres par l’abbé Faure, vicaire en 1784.
2° fait. — La tradition qui s’était conservée dans le pays et même dans la famille de La Tour habitant Verneuil-Moutiers d’où étaient partis les religieux.
3° fait. — Le désaccord sur le lieu d’origine de Sixte-Quint, né suivant les uns à Montalte, suivant les autres aux Grottes.
4° fait. — L’existence à Arnac, en 1696, d’une famille Péret.

A cela on peut objecter :

— Qu’il n’existait pas de calice en or pur dans le trésor d’Arnac : l’inventaire des vases précieux dressé le 17 août 1758 en fait foi. Il mentionne seulement « deux calices, l’un de vermeil et l’autre d’argent ». On peut aussi faire remarquer qu’un pape n’aurait point fait graver une inscription en français sur un objet sacré, mais bien en latin. De plus, celle-ci aurait été en lettres gothiques, difficiles à déchiffrer pour les profanes, dont la lecture aurait été sujette à caution. Enfin, en ce qui concerne les armoiries, on peut se défier de la science héraldique des témoins qui leur faisait lire des armes papales.
— Avec le peu de précision que, dans les campagnes, on apporte à conter les traditions, on leur fait dire ce que l’on veut : il faut se tenir en garde, non seulement contre l’imagination de ceux qui les transmettent, mais aussi contre celle de ceux qui les recueillent ; ceux-ci, par des questions posées dans un sens arrêté à l’avance dans leur esprit, quoique de très bonne foi, arrivent à faire dire à l’interviewé ce qu’ils avaient échafaudé : nous en appelons à tous les amateurs de folke-lore.
De plus, à force de passer de bouche en bouche, les faits finissent par se dénaturer et souvent le détail accessoire qui a frappé le plus vivement les imaginations devient le fait principal devant lequel disparaissent tous les autres.
Nous en trouvons un exemple frappant dans notre canton :
M. de Couronnel, dans sa brochure sur Magnac-Laval, signale, en effet, une tradition qui fait naître Fénelon au Monteil, près d’Arnac.
Cette tradition est évidemment fausse, car il est hors de doute que Fénelon est né le 6 août 1651, au château de Fénelon, en Quercy.
Deux faits qui étaient connus des gens du pays ont pu donner lieu à cette légende :
1er fait : Antoine de Salignac, oncle de Fénelon, était à cette époque seigneur du Monteil qui dépendait de la baronnie d’Arnac.
2ème fait : Nous trouvons qu’en 1700 le valet de chambre de l’évêque de Cambrai était Mathurin Adhenet, fils d’Antoine Adhenet, notaire et fermier de la baronnie d’Arnac ; celui-ci, en cette qualité, a pu habiter le château du Monteil, qui était considéré comme le siège de la baronnie d’Arnac.
De ces deux faits, l’imagination populaire n’a retenu que le nom bien connu de Fénelon, qui est devenu le motif principal du récit, tandis qu’il n’en était que l’accessoire.
— La diversité des auteurs n’est pas une preuve ; d’autant plus que leur hésitation porte non pas sur la filiation, mais sur le lieu de naissance seul. Du reste, nous allons l’examiner plus longuement tout à l’heure.
— Le nom de famille Perret, diminutif de Pierre, est comme ce prénom fort commun et il peut y avoir simple coïncidence.

M. Védrine tire encore un argument d’un passage de Bonaventure de Saint-Amable qui relate tout simplement l’élection de « Félix Péret, né de très pauvres parents laboureurs, lequel à l’âge de douze ans prit l’habit de Cordelier ». « Evidemment, dit M. Védrine, le chroniqueur a voulu rappeler un fait et un personnage intéressant spécialement le Limousin dont il esquissait les annales particulières. S’il n’a pas donné de détails plus précis sur le lieu d’origine, c’est qu’il jugeait parfaitement inutile de parler d’une chose très connue et incontestée dans le pays ».
Qui veut trop prouver, ne prouve rien : si Bonaventure avait cru ce pape Limousin, il n’aurait pas manqué de mentionner cette gloire pour son pays, comme il le fait pour ses autres compatriotes. Que penserait-on d’un historien local qui passerait sous silence l’origine d’un de ses plus illustres compatriotes, sous prétexte que tous ses contemporains la connaissent ! Au reste, notre annaliste nous explique comment cette mention se trouve dans son livre en écrivant plus haut : « Pour faire un corps d’histoire, j’ai été obligé d’y joindre quelques matières principales de l’histoire des papes ».

Voyons maintenant ce que disent les principaux historiens qui se sont occupés de ce pape : nous citerons Tem¬pesti* en 1754, Léopold von Rancke** en 1874, et Hubner en 1882.

*Storia della vita et geste di Sisto Quinto, somrno pontefice delle ordine di minori conventuali di san Francesco scritta dal P.-M. Casimiro Tempesti, del medesimo ordine. — In Roma, 1754.
** Léopold von Rancke. — Sämn’liche Werke. — Leipzig, 1874, 37 vol.

Tempesti qui avait fouillé les archives du Vatican et de l’église Saint-Jérôme des Esclavons, nous apprend que les ancêtres de Sixte-Quint sont successivement : Zanetto Peretti, Peretto, Nicolas, Antonio, Giacomo et Piergentile qui fut le père de Sixte*.
Zanetto était originaire de Cuscizza en Slavonie : le pape qui fit restaurer l’église de Saint-Jérôme confirme cette origine dans une bulle.
Sa famille n’était pas obscure comme on l’a prétendu, car Giacomo, aïeul de Sixte, était, en 1520, prieur de sa municipalité ; il possédait deux maisons.
Tempesti constate que deux villes se disputent la nais¬sance du pape : Montalto et Grottamare. II croit qu’il est né dans cette dernière, mais que sa famille est originaire de Montalto : un manuscrit du Vatican qui fut présenté au pape le 12 juin 1585 le porte positivement** ; enfin dans son testament celui-ci déclare donner 1.000 écus à Grottamare où il est né.
Von Rancke nous montre les ancêtres de Sixte fuyant la Dalmatie devant les invasions turques et se fixant à Montalto que Piergentile dut quitter à cause de ses dettes ; il vint à Grottamare où il prit à ferme un jardin ; c’est là, dit-il, que naquit Sixte le 13 décembre 1521***.

* Gli avi di Sisto nelle nostri notizie commiciano da Zanetto Peretti, dal quale descende Peretto Peretti, poi succede Nicola, indi Antonio, poscia Giacomo ed in ultimo Piergentile, ovver Peretto deto de Peretti, che fu il genitore di Sisto.
** Dominus Sixtus, divinâ providentiâ papa quintus, qui, licet ejus genitor, fuerit de terra Montis Alti, prœsidatus Marchiœ Auconitanœ, natus fuit in terra Cryptarum ad Mare.
*** Piergentile Peretti, der Vater Sistus V, muszte sogar schulden halber diese Stadt verlassen ; erst durch seine Verheiratlhung wurde er in Standt geseszt, einen Garten in Grotte a Mare bei fermo zu pachten.. Hier wuard dem Peretti am 13 Xb 1521 ein Sohn geboren ».

Hubner adopte les mêmes conclusions et ajoute qu’après l’élection on se demandait non pas qui il était, mais le pays d’où il sortait, « tant il était bas né qu’on avait à peine conservé mémoire de ses parents ».
Piergentile, nous dit-il, ruiné par le sac de Montalto, s’établit comme jardinier à Grottamare et plaça sa femme comme servante chez une dame noble Diana de Venti. Cette dame vivait encore sous le pontificat de Sixte et quoique fort âgée vint le visiter à Rome, désireuse de voir, arrivé au faîte de la puissance, celui qu’elle avait vu nourrir dans sa maison*. Voici cette fois un témoignage positif sur l’origine du pape.
Plus récemment la publication d’un document est venue jeter un jour nouveau sur cette question**. C’est l’acte par lequel, en exécution du concile de Trente sur la réforme des réguliers, fra Felice Peretti, alors simple moine, cède tous ses biens à Antonio da Augusta, vicaire général de l’ordre. Il déclare qu’il ne possède pas de biens paternels, parce qu’avant son entrée en religion son père avait été banni et ses biens confisqués***. Plus tard, en vertu de cet acte, les biens venus de ses parents se partagèrent entre sa sœur et le père général du couvent de Montalto.

* Anus senio confecta Romam deferri voluit, cupida venerari eum in summo rerum humanarum fastigio positum, quem olitoris sui filium paupere victu domi sua natum alverat.
** Un documento inedito per la storia de Sisto V. — Venezia, 1896, Dalla Santa Guiseppe.
*** Di beni paterni dichiara di nulla possidere, perche dice : « nel moi ingresso alla religione mio padre era bandito, lui suoi beni confiscati. »

Cet acte nous semble probant : à cette époque Félice Peretti ne pouvait prévoir les hautes destinées qui l’attendaient, il n’avait donc aucun intérêt à déguiser son origine.
On ne peut non plus, comme pour certains, invoquer en faveur de Sixte l’oubli de sa patrie, car de l’aveu même de la légende, il serait parti à l’âge de neuf ou dix ans.
M. Védrine dit aussi qu’il cacha sa véritable origine pour deux motifs : d’abord parce qu’il appartenait à une famille pauvre, puis parce qu’il était Français. Le second pourrait avoir quelque valeur, mais il est à croire que s’il avait tenté de cacher sa véritable nationalité, quelques envieux, ou même les écrivains protestants, n’auraient pas manqué de faire une enquête sur ses antécédents. Quant au premier, il n’est pas besoin de faire remarquer qu’en se rattachant aux Peretti, le pape ne changeait guère de condition sociale : Péret était charbonnier, Peretti, jardinier.
En résumé, à une thèse fondée sur une simple tradition, nous trouvons opposés des documents cités par des auteurs dignes de foi qui établissent la filiation du pape d’une façon indiscutable, sans compter le témoignage de Diana de Venti. L’hésitation ne nous semble pas permise et nous croyons pouvoir dire que la naissance de Sixte-Quint près d’Arnac est une légende.
Il serait intéressant de connaître le point de départ de cette légende ; mais là toutes les suppositions sont permises : peut-être un personnage de la cour pontificale était-il originaire d’Arnac et à la longue son souvenir s’est-il identifié avec celui du pape, comme nous l’avons indiqué pour la légende qui fait naître Fénelon au Monteil*.
Quant au calice signalé par les témoins, s’il n’est pas le calice de vermeil figurant dans l’inventaire de 1758, il pourrait fort bien provenir de l’abbaye de Grandmont, tout comme la belle châsse qui est encore conservée à Arnac.

*En Loudunais, on trouve une légende identique relative au pape Grégoire XIII, qui fut le prédécesseur de Sixte-Quint.
Notre chroniqueur, Le Proust, nous dit que « natif de Loudun, il creu estre Milanois pour avoir esté dès son bas age nourri et eslevé par des seigneurs du pays ». Cf. Commentaires sur les Coutumes du pays de Loudunois. — Saumur, 1612, p. 16.
Ce qui a pu donner naissance à cette légende, c’est qu’il existait à Loudun une famille Bonnecompagne et que le pape s’appelait Buon¬compagno.